écriture·prose·atelier Tiers Livre

18 secondes

Ce que peut le décompte. 18, 17 16… Ce que montrent l’enchaînement dérushé, les tonneaux, les sensations, la fugacité de l’instant, son caractère tangible et irréel à la fois, la force de son évocation. Et le regard qui se perd dans des profondeurs. Du personnage ou de l’acteur ? Lui, si cela lui est déjà arrivé, quelle densité, quel effroi en cet instant ? Ce décompte il le connaît en partie. Il y a eu les répétitions. Il connaît son texte par cœur. 15, 14, 13… N’a jamais vu sa vie défiler pour autant, ses vies fictives prennent toute la place quand le moteur tourne, se substituent à la sienne. Il n’existe pas dans ces moments-là, il n’est que faire-valoir, monologue de théâtre, sourire de carton. Il n’est que fuite. Il est quelque part en dehors de lui-même. Il se regarde comme s’il était un autre. Le corps du cascadeur prend sa place, il se superpose à son propre corps. Où flotte son corps dans l’intervalle, où dérive-t-il ? 12, 11, 10… Ce qui arrive, ne lui arrive pas à lui mais à un succédané de lui, un remplaçant à qui souffler le texte. Les mots se heurtent dans sa tête à d’autres mots. Il dévie un temps de la scène à jouer qui ne se rejouera plus. Le silence atteste d’une posture de fossoyeur, celui du temps à rembobiner. Avance, avance et compte, murmure la caméra. Et la bobine montre le chemin, se défile, se déroule. 9, 8, 7… Tout est dans le regard dit-on, et la voix-off parle plus fort que lui. Sa voix n’est pas vraiment sa voix, elle dit ce que dit, ce que pense le personnage. Mais lui, où est-il dans tout ça, dans quelle peau, dans quelle histoire ? Les mots s’impriment sur la piste audio et s’effacent instantanément de son esprit. Les mots restent seuls, sans la voix pour les porter. 6, 5, 4… Il y a une variable d’ajustement dans le temps de l’action, c’est ce à quoi il pense, lui, l’acteur, pas le personnage. Est-ce que ça se verra sur le film ? Est-ce qu’il faudra tourner à nouveau la scène ? Est-ce qu’il faudra couper au montage son regard vague, son sourire évanoui, plus vrai que nature ? 3, 2, 1… Coupez ! On la garde.

Perle Vallens

Inspiré de l’extrait de l’accident dans Les choses de la vie de Claude Sautet, dont existe aussi un ciné-poème.

atelier Tiers Livre·écriture·poésie

Quelque part quelqu’un

Quelqu’un ne sait pas quoi dire
Quelqu’un sait qu’il n’a rien à dire et se tait
Quelqu’un mutique, patiemment
Quelqu’un, sa pudeur logée dans la gorge d’où rien ne sort
Quelqu’un tremble de dire sans oser comme il tremble de ne rien dire
Quelqu’un, une parole fugace, éphémère s’enferme à la fin, longuement
Quelqu’un disert, son éloquence parle à sa place
Quelqu’un, la bascule est rapide
Quelqu’un, son changement de direction comme changement d’avis
Quelqu’un énonce un souhait
Quelqu’un énonce une confiance
Quelqu’un énonce une vue basse par temps d’orage
Quelqu’un énonce un manquement
Quelqu’un met de la distance
Quelqu’un bâtit des barrages
Quelqu’un, ses barrages s’effondrent
Quelqu’un cherche à se protéger mais ses barrages ne sont jamais assez efficaces
Quelqu’un s’imagine que les barrages sont aussi des ponts
Quelqu’un se noie parce que son barrage a cédé
Quelqu’un aimerait d’un barrage faire une frontière ou une justice mais ça ne fonctionne pas
Quelqu’un renforce ses propres charnières car un barrage ça ne suffit jamais
Quelqu’un se définit lui-même comme barrage
Quelqu’un a un pied bot, la faute aux mariages consanguins
Quelqu’un a le goût du sang bien enfoncé dans la bouche
Quelqu’un a un cousin qui lui ressemble comme un frère
Quelqu’un a dix cousins
Quelqu’un a vingt cousins autant qu’il sache
Quelqu’un a probablement un nombre indéfinissable de cousins
Quelqu’un se dit que des cousins ne font pas une vraie famille
Quelqu’un a perdu sa famille
Quelqu’un se dit qu’une famille est superflue, qu’on peut s’en passer
Quelqu’un pense au contraire que la famille c’est ce qui fait le plus défaut même quand on en a une, qu’il n’y a jamais assez de famille
Quelqu’un se désole car sa famille le déteste
Quelqu’un caresse un subterfuge, une façon de faire semblant pour devenir un autre
Quelqu’un se cherche une nouvelle forme
Quelqu’un se contorsionne dans les limites du raisonnable
Quelqu’un veut un espace plus grand, un air vif, un temps de grand vent
Quelqu’un voudrait bien s’envoler
Quelqu’un sait ce que gésir veut dire
Quelqu’un évoque la douleur
Quelqu’un évalue le niveau intermédiaire de la vie
Quelqu’un s’évertue à vivre
Perle Vallens

(avec Henri Michaux)

atelier Laura Vazquez·écriture·photo n&b·prose

Dans le buisson

Elle scrutait depuis de longues minutes, en embuscade derrière le buisson, patiente, attentive. Aux aguets, attendant que quelque chose se produise, que quelque chose apparaisse qu’elle croyait entendre tout en ce demandant ce qui pouvait bien se mouvoir dans le feuillage, ce qui allait, peut-être, apparaître.

L’odeur le précédant, musquée, puante presque, il fut devant elle. Ce n’était somme toute qu’un amas de poil, dont on ne voyait ni museau ni yeux, comme font les hérissons lorsque par crainte ils se mettent en boule, mais sans les piquants. Elle s’attendait au surgissement, elle l’espérait mais ne put empêcher un geste de recul brusque qui la fit tomber sur ses fesses. 
L’animal exhalait une telle odeur qu’elle dut se boucher le nez. Sa présence la fit frissonner, ses tempes se mirent à bourdonner. Elle fut prise d’acouphènes et de tremblements. Elle n’osait bouger en dépit d’une répulsion certaine et irrépressible. Elle se sentit habitée par la bestiole comme si elle-même devenait cette boule de poil affreusement malodorante et en conçut un grand désarroi, un désagrément indicible, un véritable malaise. Ce qu’elle ressentit par-dessus tout, put-elle seulement le nommer : la peur. Celle qui paralyse puis foudroie.

La syncope la surprit au milieu des feuilles mortes où elle chut, sa jupe froissée en corolle autour d’elle. Combien de temps était elle restée ainsi évanouie, elle ne savait mais à son réveil, il avait disparu.

Perle Vallens

poésie

Image numérique

avatar de moi-même

 

cet instant où je deviens image numérique
ou bien animal
dont l’œil clignote bleu

la paroi lisse de l’écran est une cage
derrière laquelle on s’ébroue
on se trémousse
sans fausse pudeur

je m’évertue à être autre chose
que cette IA dont tout le monde parle
ayant séparé le corps de ma boîte crânienne

l’appli est une mer gelée
une scène publique où chacun se perd
ou s’enchaîne
et la hache s’est fondue dans le poème
que tu ne dis pas

Perle Vallens

 

photo n&b·poésie

Vie brute

obsessions borgnes à foncer droit
dans tous les murs
ceinturés de nos restes
nous caressons nos doutes comme d’exquises
maîtresses
vautrés dans nos credos nos confiteors
absolutions attendues
stimulations in vivo de nos volontés
en manque cruel de courage
nous creusons toujours plus loin
la lame du plancher
sous lequel nous nous sommes enterrés
nous alternant avec des couches de réel
un anti-poussière à hauteur de nos vies fictives
nous sommes des artefacts de nous-mêmes
jusqu’à surgissement frotté
jusqu’à silex et porosité
qui éclatent au contact peaux et sang
nos pouls qui tressautent
d’hirsutes animaux épris de liberté
se dressent
le poil sur le bras hérissé
sorti du bulbe pour mieux respirer
ressourcer sa kératine à l’air vif
le derme s’ondule de frissons que le vent dessine
à la surface de la peau souffle
en évidence printanière
la vie brute

Perle Vallens